samedi 30 juillet 2011

Energie et santé : réponse à Laurent Fournier


 Laurent Fournier a écrit

    Regardez sur le site Gapminder.org, et comparez par exemple ceci:

    1. Un Cubain, qui consomme 6% de l'energie d'un Nord-Americain, et qui mange 100% bio depuis plus de 10 ans, a la meme esperance de vie, et a 25% de moins de risques de mourir avant l'age de 5 ans. Et une densité de population qui est 300% celle des Etats-Unis.

    2. Le Bangladesh, qui etait le pays le plus pauvre du monde a sa naissance, a reussi en 40ans a reduire la mortalite infantile a celle des Etats-Unis en 1945, tout en limitant ses emissions de CO2 par personne au niveau de celui des Etats-Unis... en 1836 ! Et une densité de population qui est 3500% (35 fois) celle des Etats-Unis.

Le problème de votre raisonnement est le suivant : vous comparez des cas particuliers. C’est un peu comme si je vous disais : regardez, le Japon a une excellente espérance de vie et beaucoup de centrales nucléaires, l’Angola a une très faible espérance de vie, aucune centrale nucléaire, mais beaucoup d’agriculture vivrière locale. Vous conviendriez que ce genre de comparaison ne suffirait à dire que l’énergie nucléaire est une condition de la santé humaine ni que l’agriculture vivrière locale produit la mortalité infantile.

Etats-Unis, Cuba et Bangladesh

Dans ces cas particuliers que vous avez… particulièrement sélectionnés,  vous choisissez de comparer avec les Etats-Unis. Je suppose que vous connaissez comme moi la singularité de ce pays en terme de consommation énergétique par habitant, particulièrement pour le CO2 : il est très largement au-dessus  de la moyenne des pays de l’OCDE. Par ailleurs, ce pays a aussi une politique de santé publique très libérale que peu de gens considèrent comme un modèle (y compris peu d'experts en santé publique du moins à ce que j'ai lu). Il est notoire que la part la plus pauvre de sa population ne bénéficie pas du niveau de soin observé en Europe ou au Japon.

Quant aux cas particuliers de Cuba et du Bangladesh, il faudrait les examiner de près, mais je manque de temps pour cela. Quelques remarques rapides tout de même.

Au Bangladesh, les indicateurs de qualité de vie sont toujours très inférieurs à ceux des pays de l'OCDE (ou de Cuba), les émissions de CO2 sont en hausse régulière (même si elles restent évidemment faible), le PIB est dans le même cas. Donc, comme l’objectif n’est pas qu’un pays en développement atteigne le niveau de 1945 d’un pays développé, on verra la suite. Pour l’instant, les Bengalis ne diminuent pas leur énergie fossile ou autre, ils font le contraire.

A Cuba, les Cubains mangent sans doute bio depuis dix ans, mais ce n'est pas non plus le seul facteur qui a changé ces dix dernières années : le PIB a été en hausse grâce au tourisme, l'entreprise privée a été tolérée, etc. Donc on peut trouver diverses corrélations. Vous savez sans doute que la consommation d’énergie cubaine actuelle est en trompe-l’œil : elle a brutalement chuté après la fin de l’aide soviétique. Entre 1980 et 1990, les Cubains culminaient à 3,5 t CO2/hab/an, soit le niveau de la Grèce dans les années 1970. Rien à voir avec les pays les moins avancés. C’est à ce prix qu’a été développé un bon niveau d’éducation, d’urbanisation, d’infrastructures indispensables à l’hygiène et à la santé. Attendons une ou deux décennies pour voir comment la situation évolue : c’est plus prudent que de tirer des plans sur la comète à partir d’une décennie coupée d’un contexte plus large.


Au-delà des cas particuliers

Pour savoir s’il existe un lien entre la santé et l’énergie, la bonne méthode est de prendre tous les pays (échantillon complet, moindre biais climatique, spatial, institutionnel, historique, etc.), sur une longue durée (pas de biais temporel), en analysant l’évolution du rapport entre la quantité d’énergie utile par habitant et l’espérance de vie. Ce travail été fait par Vaclav Smil pour ce qui concerne l’espérance de vie et l’indice de développement humain (in Energy in Nature and Society. General Energetics of Compex Systems, MIT Press 2008, pp 346-348).

Le chercheur observe une corrélation positive à partir de 40-50 GJ/habitant/an, puis une amélioration des indices jusqu’à 110GJ/habitant/an, et ensuite une disparition de la corrélation.

Les Etats-Uniens ont une consommation d’environ 320 GJ/habitant/an, particulièrement forte en pétrole : il n’est donc pas étonnant que l’on soit très au-delà de gains notables de santé rapportés à leurs émissions de CO2 !

Quand on va sur Gapfinder comme vous suggérez de le faire, on observe ces courbes qui rapportent l’énergie à la mortalité infantile et à l’espérance de vie. Il n’est pas difficile de retrouver à l’œil la corrélation de Smil et d’observer que les pays ayant les résultats les plus médiocres sont ceux qui usent le moins d’énergie (la contraposée n’étant pas vraie, ceux qui disposent le plus d’énergie n’ont pas forcément la meilleure santé ; mais ils ont évidemment une santé très correcte par rapport aux plus démunis).

Espérance de vie et énergie

Mortalité infantile et énergie

Les données de Gapfinder ci-dessus sont claires quant aux urgences : les 50 pays les moins avancés ont un absolu besoin de développement pour sortir de l’état catastrophique de leur santé publique. (Hélas, on sait que l’indice de développement humain et pas seulement la santé est généralement dans le même cas dans ces pays.)

En conclusion

Pour la santé publique, on peut dire qu’un optimum se situe dans les sociétés actuelles autour de 110GJ/hab/an. C'est un résultat empirique. Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas faire mieux avec moins d’énergie. Mais sur la somme des 192 pays existants (donc en moyennant sur le long terme toutes les conditions particulières liées au climat, au régime, etc.), c’est ce que l’on observe. La question est de produire cette énergie.  Pour 7 milliards d’humains, cela fait environ 770 EJ (exajoules) contre les 420 que nous produisons aujourd’hui. On en est déjà loin. Alors se passer de fossile et de nucléaire, soit 85% de l'énergie primaire mondiale, cela paraît un objectif bizarre.

Donc pour finir, si vous souhaitiez démontrer qu’il n’y a pas besoin d’avoir les émissions de CO2 des Etats-Unis pour avoir un système de santé publique correct, je suis d’accord avec vous. Mais si vous voulez aller plus loin dans le rapport énergie / santé, alors il faut creuser la question plus avant et ne pas se contenter d'exemples isolés.

Par ailleurs, il est toujours possible de faire un régime de santé idéal « sur le papier », en refaisant le monde en chambre. Je prends un certain climat, un certain régime, un certain exercice physique, une offre hospitalière de base, une production nutritionnelle optimale et stable, quelques autres facteurs et hop, j’arrive à une conclusion parfaite. Sur le papier. Mais c’est là le problème. Si vous arrivez à la parfaite conclusion que 95% des humains doivent cultiver un lopin de terre, et que l’essentiel de leur surplus doit aller à la santé publique, et qu’il ne leur reste rien d’autre, et qu’il ne faut surtout pas une terrible sécheresse ou un gros cyclone car tout est foutu en l’air pour plusieurs années, ce monde idéal sur le papier n’a strictement aucune chance de se réaliser. On part du monde tel qu'il est.

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