jeudi 4 août 2011

Sur les générations futures


La responsabilité vis-à-dis des générations futures est devenu un lieu commun dans les échanges d’idées. Nous devons agir en ayant ces générations futures à l’esprit. Cela peut sembler trivial : sauf nihilisme déclaré, nous agissons généralement en espérant bâtir les conditions d’un avenir meilleur plutôt que pire. Mais l’appel des générations futures veut surtout signifier : penser à plus long terme (pas seulement nos enfants ou petits-enfants) en prenant la mesure des effets durables nos actions présentes.

Le philosophe Hans Jonas est parmi les premiers à avoir fortement théorisé notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. Voici ce qu’il écrit par exemple dans Le principe responsabilité (1979) :

« Puisque de toutes façons existeront des hommes à l'avenir, leur existence qu'ils n'ont pas demandée, une fois qu'elle est effective, leur donne le droit de nous accuser nous, leurs prédécesseurs, en tant qu'auteurs de leur malheur, si par notre agir insouciant et qui aurait pu être évité, nous leur avons détérioré le monde ou la constitution humaine. Alors qu'ils peuvent tenir pour responsable de leur existence seulement leur géniteur immédiat (et que même là ils ont seulement droit à la plainte s'il y a des raisons spécifiques permettant de contester leur droit à avoir une progéniture), ils peuvent tenir des ancêtres lointains pour responsables des conditions de leur existence. Donc pour nous aujourd'hui, le droit qui se rattache à l'existence non encore actuelle, mais pouvant être anticipée, de ceux qui viendront plus tard, entraîne l'obligation correspondante des auteurs, en vertu de laquelle nous avons des comptes à leur rendre à propos de nos actes qui atteignent les dimensions de ce type d'effets. »

Ce genre de réflexion me pose de nombreux problèmes. En voici quelques-uns.

Un arbitrage impossible : la génération future comme agent moral incohérent
Une génération (passée, présente, future) n’est en soi pas un agent moral : dans chaque génération humaine il y a des avis moraux différents. L’existence de cette pluralité fait que la morale individuelle ou collective évolue : nous n’approuvons ou ne réprimons pas tout à fait les mêmes choses selon les lieux et les époques. Peu de gens condamnaient l’esclavage voici deux siècles, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Beaucoup de gens condamnaient le principe du prêt à intérêt voici huit siècles, ils sont peu aujourd’hui. Et ainsi de suite. La conséquence en est que nous ne savons pas très bien ce que sera la hiérarchie du bon et du bien pour les membres des générations futures. Il y a de bonnes chances que certaines lois basiques des rapports humains soient respectées, comme elles le sont à peu près partout où il existe une société humaine (ne pas tuer ni voler ni tromper son prochain), mais dès que l’on rentre dans des considérations plus complexes, c’est l’inconnu.

Par ailleurs, s’il y a une part subjective dans nos réflexions morales, il y a aussi une quête d’objectivité dans notre souci de justice : on essaie de s’entendre sur une réalité et une loi communes, pour voir qui s’en écarte ou ne s’en écarte pas. Mais comme les générations futures n’existent pas, pas plus que la réalité et les lois futures, il est logiquement impossible d’objectiver leur point de vue et de faire la balance avec celui des générations présentes.

Derrière l’artifice des générations futures, nous sommes donc vite ramenés à nos différends présents. Par exemple : je pense que l’existence de telle espèce d’insecte est totalement indifférent au bonheur humain et je ne considère pas que la nature a une valeur intrinsèque ; mon voisin pense que l’existence de l’insecte participe au bonheur humain et il considère que la nature a de toute façon une valeur intrinsèque. L’un et l’autre, nous n’avons pas la même définition d’un monde désirable pour la génération présente : pourquoi donc en aurions-nous une pour la génération future ? Et comme celle-ci n’existe pas, en quoi sa référence peut-elle bien départager notre conflit moral ?

Quand un individu projette ce qui est bon pour les générations futures, il ne fait que projeter ce qui lui semble bon pour les générations présentes. Mais il ne résout absolument pas la question de la pluralité et conflictualité des points sur ce qui est bon ou n’est pas bon – au passé, au présent ou au futur.

Le long terme, oui, mais jusqu’où au juste ?
Un autre problème est celui de la temporalité. Se référer aux générations futures, c’est condamner le court terme pour valoriser le long terme. Mais jusqu’à quel point au juste ?

Prenons les matières premières non renouvelables. Si l’humanité consommait 100 barils de pétrole par jour au lieu de 100 millions, le pétrole finirait pas diparaître et à partir d’un moment, les générations futures commenceraient à en être privées. Le taux de croissance ne change rien à l'affaire, il change juste la limite temporelle. La seule solution pour ne priver personne (d’un bien rival et excluable quelconque d’une quantité finie quelconque), c’est de ne rien consommer du tout (c’est-à-dire de priver tout le monde). Cette observation vaut pour les autres ressources. En d’autres termes, la seule humanité qui respecterait pleinement le partage avec les générations futures devrait limiter strictement son emprise aux éléments renouvelables. Elle vivrait à peu près comme le font les chasseurs-cueilleurs et encore faudrait-il, si elle est nombreuse, qu'elle planifie et contraigne les actions pour éviter des emprises trop importantes sur telle ou telle espèce trop rare. Cela de génération en génération, de manière stable et répétitive, jusqu'à la fin de l'espèce (ou de la vie sur Terre). Une telle perspective est-elle une condition humaine désirable? Ou une condition inhumaine, c'est-à-dire ne correspondant à rien que l'on observe sur la nature humaine?

A long terme, on notera aussi que l’influence de la plupart de nos actions sur le monde n’est plus tellement perceptible. Une mine abandonnée et ses alentours se recouvrent vite de végétation, puis d’humus ; quelques générations plus tard on discerne difficilement l’origine artificielle ; beaucoup de générations plus tard on ne discerne rien du tout. Les colons arrivant dans les grandes plaines d’Amérique du Nord ne se sont pas exclamés : « quelle horreur, la forêt a disparu artificiellement ! » Pareillement quand nous voyons des tumuli et fortins néolithiques redevenus paisibles collines. L’agriculture intensive est supposée épuiser les sols, mais quelques temps de friche restaureront ses concentrations en phosphore, azote, potassium et autres éléments de la table de Mendeleiev, qui ne disparaissent pas par miracle de la surface de la Terre. Même en prenant le cas le plus extrême de longues demi-vies atomiques, la radioactivité finira par décroître. Tout est une question de durée, de long terme.

Inversement, le monde privé de toute action humaine ne nous renvoie pas une image de fixité quand on l’envisage sur ce long terme : les étoiles naissent et meurent, les continents dérivent, les climats changent, les espèces s’éteignent, parfois en masse, etc. Quoique fasse ou ne fasse pas l’homme, il n’est qu’une très courte parenthèse dans l’histoire de la vie et de l’univers. Ses altérations ne compte pas pour grand chose – il y a parfois un prométhéisme inversé à penser le contraire et à prêter à l’homme une toute-puissance (dans le mal). Le long terme est à double trachant : il peut aussi bien devenir une école de relativité sur la gravité de nos actes.

La perception au présent : paradoxes d'une empathie abstraite
Enfin, on peut observer que notre perception du monde ne se fait jamais dans le long terme, mais dans le présent. Quand on demande de penser aux générations futures, on exige un effort d’empathie : se demander si elles auront du plaisir ou la souffrance, du bonheur ou du malheur. Or, en dehors de circonstances extrêmes où le malheur est évident (j’imagine mal une génération future quelconque approuver la torture arbitraire de ses membres), ces choses-là s’éprouvent au présent. 

Nous ne souffrons pas cruellement de vivre dans un monde où le dodo et l’aurochs n’existent pas : au mieux, nous produisons une réflexion passablement abstraite où nous essayons d’imaginer le plaisir que nous aurions à vivre en compagnie de ces animaux que nous n’avons jamais vus. Mais cela n’a rien de vécu, d’immédiatement présent à nos sens, et de fait la plupart des humains y sont totalement indifférents – ils ne perçoivent déjà qu’une fraction infime de la bioversité présente, ils n’ont qu’une idée fort imprécise ou pas d’idée du tout de toute la diversité passée.

Un enfant né et grandi dans une ville (50% de la population mondiale, 70 à 90% des sociétés développées) ne s’imagine la campagne que par récits interposés, ou courtes expériences de promenandes et de vacances : son biotope, c’est la ville. Il peut en changer au cours de son existence, mais il ne vit pas comme un traumatisme le milieu où se déroule désormais son développement. Nous avons certains penchants innés de préférence pour des éléments naturels dans notre perception (une rue avec des arbres plutôt que sans arbre, par exemple, ce qu’Edward O. Wilson a nomé la biophilie), mais l’expression de ces pendants est variable d’un individu l’autre et surtout, ils n’impliquent en rien une inadaptation naturelle à un milieu à dominante artificielle. Faute de quoi une bonne part de l’évolution humaine serait peu compréhensible. (Ils n’empêchent pas non plus des phobies ou anxiétés liées à des éléments naturels chez beaucoup d’individus – serpent, araignée, cours d’eau, forêt, etc. – montrant que notre rapport à la nature n’est pas univoquement heureux).

Bref, les générations futures éprouveront des plaisirs et des peines en fonction de leur milieu réel de croissance, et non de ce qu’il aurait pu être, ce qui sera pour elles une abstraction. Comme est devenu une abstraction pour nous le milieu réel de croissance des générations passées.

Pour conclure, les générations futures ne nous disent pas grand chose. Ce que nous sommes en revanche conviés à méditer, ce sont les éléments de la condition humaine jugés désirables quels que soient la génération concernée, des éléments assez universels et atemporels pour nourrir une éthique minimale et commune de l’espèce humaine. Il n’y a rien d’évident dans cet exercice, nombreux sont ceux qui se contentent arbitrairement d’universaliser leur préférence personnelle.

lundi 1 août 2011

Sur la limite et la vie


Dans un monde fini, une croissance exponentielle rencontre nécessairement sa limite.

Cet argument est le coeur du célèbre rapport Meadows remis au Club de Rome en 1972. Il sert également d’arrière-plan à diverses mesures comme l’empreinte écologique de l’humanité (nous consommons plus de planètes qu’il n’en existe). Avec l’idée d’entropie de Georgescu-Roegen (un peu différente mais pas éloignée), on peut dire que c’est un des fondements les plus constants de la critique écologiste à l’encontre de la modernité industrielle.

Appelons-le par la suite l’argument de la limite.

Sa version sociale donne (critique d’Azer sur le blog de Fabrice Nicolino) : l’avenir sera forcément un monde de pauvres, ou un monde de pauvres avec quelques riches. C’est-à-dire que toute promesse d’universaliser le mode de vie des plus riches Occidentaux est une impossibilité matérielle à la base, car elle se heurte aux limites des ressources de cette planète. Dès lors, la poursuite de la croissance est une illusion sincère ou une manipulation cynique, mais cela ne peut constituer une direction pour l’humanité.

Une bactérie et un chasseur-cueilleur rencontrent la limite...
Mathématiquement, l’argument de la limite est irréprochable. La question pertinente pour l’homme est celle des échelles de temps.

Car cet argument était déjà parfaitement valable au paléolithique. Un chasseur-cueilleur un peu ingénieux aurait pu dire : mon clan de 100 membres en compte cette année de 102, et il en comptera de 104 l’an prochain. Si nous continuons ainsi, il est impossible que la forêt nourrise le clan. Nous devons donc désormais tuer les nouveau-nés en surnombre, afin que le clan reste toujours à 102. Heureusement, les chasseurs-cueilleurs du paléolithique n’ont pas réfléchi aux exponentielles : nous ne serions pas là pour en débattre, au milieu de 7 milliards d’humains, avec un prodige de biens complexes comme l’ordinateur où je saisis ces lignes. Il se trouve que la forêt pouvait nourrir bien plus de 104 personnes chaque année.

Cet exemple montre l’importance des échelles de temps pour l’argument de la limite (et il est aussi valable pour l’argument de l’entropie) : le chasseur-cueilleur a mathématiquement raison, mais sur une période historiquement non-pertinente pour la condition humaine.

On peut en donner une version plus ancestrale encore : les premières formes de vie cellulaire dans l’océan primitif, voici sans doute 3 milliards d’années, se reproduisaient probablement de manière exponentielle comme les bactéries aujourd’hui. Un hypothétique observateur sensible à l’argument de la limite et se penchant sur notre brave Terre en aurait conçu un avenir sombre pour la vie. Ces cellules vont se répandre bêtement dans l’océan, pomper ses ressources et à la fin mourir en masse, il n’en restera que quelques unes dans une flaque épuisée. Là encore, la vie n’a pas exactement suivi le pronostic très sombre qu’aurait pu faire notre observateur. Elle a inventé toutes sortes de choses plus étranges les unes que les autres pour parvenir à expoiter de nouvelles ressources, ou utiliser plus sobrement celles qui existent.

Le rôle de l'information dans l'évolution
Il est impossible que l’homme continue indéfiniment le rythme de croissance observée depuis deux siècles, qu’il s’agisse de sa croissance démographique ou de sa croissance matérielle. Je suis d’accord avec cette assertion. Mais elle ne nous dit absolument pas ce que nous devons faire dans l’intervalle de temps qui nous sépare de la limite. Elle ne nous dit pas plus où se situe la limite dans le temps.

Pourquoi la vie a-t-elle évolué différemment du scénario de la cellule primitive affamée ou du chasseur-cueilleur tuant les nouveau-nés dans sa forêt ? La réponse dépasse la question strictement matérielle, elle réside dans l’information. Un oiseau est constituée de la même matière première que nos cellules primitives, mais les informations (génétiques) se sont réarrangées de telle sorte que cet oiseau, forme multicellulaire complexe incapable de vivre dans un océan, sait voler dans les airs et y trouver des ressources. Un Homo sapiens et une Terre de 2011 n’ont pas trop de différences avec ce qu’il en était voici 150.000 ans, à l’époque de notre chasseur-cueilleur, mais une somme énorme d’information a émergé depuis, sous la forme que nous appelons culture ou technique ou connaissance.  Le même morceau de bois qui ne servait qu’à fracasser le crâne d’un bébé surnuméraire a fini par servir à pêcher, planter, bâtir, rouler, etc. Il n’y a pas de nouvelle matière ou de nouvelle énergie sur Terre, mais il y a tout le temps de nouvelles informations sur la matière et l’énergie.

Retour au présent. Nous utilisons beaucoup de pétrole. Dans quelques décennies, il n’y en aura plus, du moins plus d’exploitable à granche échelle et à prix raisonnable. Encore plus tôt si chaque humain avait l’envie de rouler comme un Texan. Mais de toute façon, dans 10 ans ou 25 ans ou 75 ans, il n’y en aura plus. C’est tout à fait exact, l’argument de la limite s’applique au pétrole comme à toute chose. Que faut-il faire ?  Tant que nous avons du pétrole, il faut l’économiser, le partager, en utiliser une partie pour trouver du pétrole et autre chose que du pétrole. Si l’on ne trouve rien, eh bien il faudra apprendre à s’en passer. Mais du point de vue de l’information, qui est le facteur caché par l’argument de la limite, nous savons que la Terre reçoit des flux d’énergie solaire qui correspondent à la consommation de dix mille humanités. Nous savons que le réarrangement des atomes peut produire une énergie plus abondante encore. Nous avons donc le choix entre chercher davantage d’énergie ou nous résigner à l’avance à sa privation sous prétexte que la quantité de pétrole est limitée.  

Deux formes de court-termisme
La critique écologiste a entièrement raison d’aiguiller les humains vers la chasse au gaspillage, le meilleur partage des ressources, la prime au renouvelable... et la conscience des limites!  Là où elle déraille de mon point de vue, c’est quand elle devient un système idéologique faisant de la limite matérielle un argument d’autorité sur le devenir humain. Mais elle n’est pas la seule à dérailler. Les décideurs politiques et économiques, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez et qui se tapent sur le ventre en visant 5 points de croissance, manquent certainement de réflexion sur les limites bien réelles au développement actuel et la nécessité de penser un peu plus loin qu’à l’horizon du résultat trimestriel... En fait, je vois ces deux attitudes comme deux formes de court-termisme : l'un avec pour horizon la catastrophe prochaine (faisons vite machine arrière, nous n'avons aucune solution immédiate sous la main), l'autre avec pour horizon la béatitude mécanique (continuons sans réfléchir, nous avons tout ce qu'il faut sous la main).

Quant au fait que les non-Occidentaux n’auront pas chacun deux voitures à moteur thermique, j’en suis tout à fait convaincu. Je ne suis déjà pas sûr que mes enfants, a fortiori petits-enfants à naître, en auront jamais une. Je suis sûr en revanche que l’homme éprouvera toujours un besoin de base, se déplacer et déplacer des objets.

Pour finir, mon argument n’a rien à voir avec un quelconque optimisme béat, comme on le trouve chez certains technophiles militants. Je ne dis pas que l’homme a la possibilité de repousser indéfiniment les limites, ni même que ses recherches pour les repousser un peu seront couronnées de succès. Je n’en ai aucune idée. Simplement, il existe la possibilité de faire ces recherches au lieu de s’en priver. Pareillement, je ne pense pas la croissance matérielle infinie est un but en soi et je ne serais nullement traumatisé si nous rencontrions la limite de cette croissance bien plus vite que prévu. Mais le bien-être humain global en serait sérieusement affecté dans les conditions présentes de son développement : aussi je trouve normal que l'homme poursuive son entreprise de maîtrise de l'environnement, qui lui a plutôt réussi depuis 10.000 générations.

Repousser la limite est une manière de décrire le mouvement de la vie sur Terre. Et l’évolution humaine ne se distingue pas du vivant dans ce mouvement, sinon par l’intensité de son effort à repousser la limite.

samedi 30 juillet 2011

Energie et santé : réponse à Laurent Fournier


 Laurent Fournier a écrit

    Regardez sur le site Gapminder.org, et comparez par exemple ceci:

    1. Un Cubain, qui consomme 6% de l'energie d'un Nord-Americain, et qui mange 100% bio depuis plus de 10 ans, a la meme esperance de vie, et a 25% de moins de risques de mourir avant l'age de 5 ans. Et une densité de population qui est 300% celle des Etats-Unis.

    2. Le Bangladesh, qui etait le pays le plus pauvre du monde a sa naissance, a reussi en 40ans a reduire la mortalite infantile a celle des Etats-Unis en 1945, tout en limitant ses emissions de CO2 par personne au niveau de celui des Etats-Unis... en 1836 ! Et une densité de population qui est 3500% (35 fois) celle des Etats-Unis.

Le problème de votre raisonnement est le suivant : vous comparez des cas particuliers. C’est un peu comme si je vous disais : regardez, le Japon a une excellente espérance de vie et beaucoup de centrales nucléaires, l’Angola a une très faible espérance de vie, aucune centrale nucléaire, mais beaucoup d’agriculture vivrière locale. Vous conviendriez que ce genre de comparaison ne suffirait à dire que l’énergie nucléaire est une condition de la santé humaine ni que l’agriculture vivrière locale produit la mortalité infantile.

Etats-Unis, Cuba et Bangladesh

Dans ces cas particuliers que vous avez… particulièrement sélectionnés,  vous choisissez de comparer avec les Etats-Unis. Je suppose que vous connaissez comme moi la singularité de ce pays en terme de consommation énergétique par habitant, particulièrement pour le CO2 : il est très largement au-dessus  de la moyenne des pays de l’OCDE. Par ailleurs, ce pays a aussi une politique de santé publique très libérale que peu de gens considèrent comme un modèle (y compris peu d'experts en santé publique du moins à ce que j'ai lu). Il est notoire que la part la plus pauvre de sa population ne bénéficie pas du niveau de soin observé en Europe ou au Japon.

Quant aux cas particuliers de Cuba et du Bangladesh, il faudrait les examiner de près, mais je manque de temps pour cela. Quelques remarques rapides tout de même.

Au Bangladesh, les indicateurs de qualité de vie sont toujours très inférieurs à ceux des pays de l'OCDE (ou de Cuba), les émissions de CO2 sont en hausse régulière (même si elles restent évidemment faible), le PIB est dans le même cas. Donc, comme l’objectif n’est pas qu’un pays en développement atteigne le niveau de 1945 d’un pays développé, on verra la suite. Pour l’instant, les Bengalis ne diminuent pas leur énergie fossile ou autre, ils font le contraire.

A Cuba, les Cubains mangent sans doute bio depuis dix ans, mais ce n'est pas non plus le seul facteur qui a changé ces dix dernières années : le PIB a été en hausse grâce au tourisme, l'entreprise privée a été tolérée, etc. Donc on peut trouver diverses corrélations. Vous savez sans doute que la consommation d’énergie cubaine actuelle est en trompe-l’œil : elle a brutalement chuté après la fin de l’aide soviétique. Entre 1980 et 1990, les Cubains culminaient à 3,5 t CO2/hab/an, soit le niveau de la Grèce dans les années 1970. Rien à voir avec les pays les moins avancés. C’est à ce prix qu’a été développé un bon niveau d’éducation, d’urbanisation, d’infrastructures indispensables à l’hygiène et à la santé. Attendons une ou deux décennies pour voir comment la situation évolue : c’est plus prudent que de tirer des plans sur la comète à partir d’une décennie coupée d’un contexte plus large.


Au-delà des cas particuliers

Pour savoir s’il existe un lien entre la santé et l’énergie, la bonne méthode est de prendre tous les pays (échantillon complet, moindre biais climatique, spatial, institutionnel, historique, etc.), sur une longue durée (pas de biais temporel), en analysant l’évolution du rapport entre la quantité d’énergie utile par habitant et l’espérance de vie. Ce travail été fait par Vaclav Smil pour ce qui concerne l’espérance de vie et l’indice de développement humain (in Energy in Nature and Society. General Energetics of Compex Systems, MIT Press 2008, pp 346-348).

Le chercheur observe une corrélation positive à partir de 40-50 GJ/habitant/an, puis une amélioration des indices jusqu’à 110GJ/habitant/an, et ensuite une disparition de la corrélation.

Les Etats-Uniens ont une consommation d’environ 320 GJ/habitant/an, particulièrement forte en pétrole : il n’est donc pas étonnant que l’on soit très au-delà de gains notables de santé rapportés à leurs émissions de CO2 !

Quand on va sur Gapfinder comme vous suggérez de le faire, on observe ces courbes qui rapportent l’énergie à la mortalité infantile et à l’espérance de vie. Il n’est pas difficile de retrouver à l’œil la corrélation de Smil et d’observer que les pays ayant les résultats les plus médiocres sont ceux qui usent le moins d’énergie (la contraposée n’étant pas vraie, ceux qui disposent le plus d’énergie n’ont pas forcément la meilleure santé ; mais ils ont évidemment une santé très correcte par rapport aux plus démunis).

Espérance de vie et énergie

Mortalité infantile et énergie

Les données de Gapfinder ci-dessus sont claires quant aux urgences : les 50 pays les moins avancés ont un absolu besoin de développement pour sortir de l’état catastrophique de leur santé publique. (Hélas, on sait que l’indice de développement humain et pas seulement la santé est généralement dans le même cas dans ces pays.)

En conclusion

Pour la santé publique, on peut dire qu’un optimum se situe dans les sociétés actuelles autour de 110GJ/hab/an. C'est un résultat empirique. Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas faire mieux avec moins d’énergie. Mais sur la somme des 192 pays existants (donc en moyennant sur le long terme toutes les conditions particulières liées au climat, au régime, etc.), c’est ce que l’on observe. La question est de produire cette énergie.  Pour 7 milliards d’humains, cela fait environ 770 EJ (exajoules) contre les 420 que nous produisons aujourd’hui. On en est déjà loin. Alors se passer de fossile et de nucléaire, soit 85% de l'énergie primaire mondiale, cela paraît un objectif bizarre.

Donc pour finir, si vous souhaitiez démontrer qu’il n’y a pas besoin d’avoir les émissions de CO2 des Etats-Unis pour avoir un système de santé publique correct, je suis d’accord avec vous. Mais si vous voulez aller plus loin dans le rapport énergie / santé, alors il faut creuser la question plus avant et ne pas se contenter d'exemples isolés.

Par ailleurs, il est toujours possible de faire un régime de santé idéal « sur le papier », en refaisant le monde en chambre. Je prends un certain climat, un certain régime, un certain exercice physique, une offre hospitalière de base, une production nutritionnelle optimale et stable, quelques autres facteurs et hop, j’arrive à une conclusion parfaite. Sur le papier. Mais c’est là le problème. Si vous arrivez à la parfaite conclusion que 95% des humains doivent cultiver un lopin de terre, et que l’essentiel de leur surplus doit aller à la santé publique, et qu’il ne leur reste rien d’autre, et qu’il ne faut surtout pas une terrible sécheresse ou un gros cyclone car tout est foutu en l’air pour plusieurs années, ce monde idéal sur le papier n’a strictement aucune chance de se réaliser. On part du monde tel qu'il est.

Argent, science, débat : réponse à Thierry


Thierry fait cette observation dans un commentaire : « Fabrice a tellement été le témoin d'intellectuels (ou non) dévoyés au contact de l'argent (des aspects financiers néfastes du "progrès scientifique") qu'il a dû prendre vos interventions comme une énième tentative de décrédibilisation de son travail et de son courant de pensée. Comme une tentative de maintien du "système" en place qu'il combat. »

Le rôle néfaste de l’argent dans le débat public est une réalité évidente.

Pour ma part, je forge mes opinions en lisant d’abord des articles scientifiques ou des expertises publiques, nationales ou internationales.

La recherche académique n’est pas parfaite, on sait qu’elle est parfois soumise à des conflits d’intérêt. Rien n’est parfait dans ce monde : je me dirige simplement vers ce qui me semble le moins corrompu par l’intérêt. La crédibilité de la démarche scientifique repose sur la pluralité des points de vue exprimés, la possibilité à tout moment de contredire (réfuter) le point de vue d’autrui, l’administration de la preuve pour étayer sa conclusion, la reproductibilité des résultats ou des expériences. Ce sont des garde-fous importants, ils évitent de dire n’importe quoi. Et dieu sait que l’humain a tendance à dire n’importe quoi…

Vous pouvez avoir un mouton noir – un chercheur payé par un lobby – et cela arrive régulièrement. Mais ce chercheur sera en dernier ressort jugé à ce qu’il a écrit. Quand Soon et Baliunas 2003 font un papier sur le changement climatique du dernier millénaire, l’important n’est pas qu’ils ont reçu des fonds des pétroliers. L’important est la qualité de leur papier, les réponses qu’ils vont recevoir, les réfutations qui en seront faites, etc. Avec tout l’argent du monde, vous n’arriverez pas à obliger une communauté de chercheurs à dire le contraire de ce qu’elle croit vraie sur un sujet donné. Et vous n’arriverez pas non plus à transformer cette vérité scientifique en dogme : l’état des connaissances scientifiques n’est jamais que la moins mauvaise approximation du moment, certainement pas une certitude inébranlable (comme les religions ou les idéologies en produisent). C'est la raison pour laquelle il ne faut pas croire en la science : cela n'a pas de sens. Il faut simplement en extraire des informations qui, à un moment donné, nous permettent de forger un jugement en vue du débat. Sans préjuger de ce qu'il en sera plus tard, quand l'information aura changé. Et bien sûr sans considérer que les faits scientifiquement établis sont les seules sources de nos jugement (en dernier ressort, nous avons aussi des valeurs et des goûts qui orientent nos décisions, ces valeurs et ces goûts n'ont pas à justifier scientifiquement de leur légitimité!).

Cela n’empêche évidemment pas des chercheurs de s’engager auprès de causes en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. C’est la raison pour laquelle un propos isolé venant d’un groupe privé n’a pas de valeur réelle, fut-il appuyé par un scientifique. Quand on étudie un thème, il faut toujours croiser des sources, évaluer leur crédibilité (notamment les conflits d’intérêt), observer ce qu’il en est des désaccords empiriques et épistémiques.

Pour finir, l’argent et le pouvoir corrompent aussi bien la cause écologiste, et Fabrice Nicolino a même fait un livre à ce sujet. Les ONG ou les industriels de la croissance verte ou les groupes militants en quête d'une influence ont tout aussi intérêt à dévoyer l’intelligence au service de leurs propres visées. Le problème me semble anthropologique : les humains sont portés à tromper et manipuler en vue de gagner des positions de pouvoir, d’influence, de réputation ou de revenu. Heureusement, ces mêmes humains sont aussi portés à châtier les trompeurs quand ils s’aperçoivent de leurs manigances. Donc la position commune de défense des individus, c’est le scepticisme rationnel sur tous les discours qui prétendent vous imposer le bien au nom du vrai. En tout cas c'est la mienne.

vendredi 29 juillet 2011

Réponse aux lecteurs de Fabrice Nicolino

Voir ici le blog de Fabrice Nicolino pour comprendre l'origine de ce blog, où je réponds à certains.

Laurent Fournier : "J’ai réellement apprécié votre gout pour la controverse, mais vous me faites penser à une belle au bois dormant qui se serait soudainement évanouie il y a 30 ans"

Vous sous-entendez que la modernité a pu être émancipatrice jusqu'à une certaine période du XXe siècle, mais que ses évolutions récentes  ont démenti ses promesses. Je ne le pense pas. Je prends les Statistiques mondiales de l'OMS : la dernière édition (2011) donne des tendances. J'extrais ci-dessous des citations. Elles montrent que non, tout ne va plus mal, même si d'immenses progrès restent à faire. Les tendances de la dénutrition, de la mortalité infantile, de la mortalité maternelle et de l'accès à l'eau ne sont pas catastrophiques, elles ne vont pas en s'empirant mais généralement en s'améliorant.

Donc voilà, vous décrivez le monde comme allant de mal en pis : de plus en plus d'intoxications chimiques et radiologiques, de cultures vivrières sacrifiées au biocarburant, de pollutions entraînant de graves maladies, d'érosion ou salinisation des sols et de surexploitation des eaux menaçant l'approvisionnement alimentaire et humain... mais si vous aviez raison, si la modernité était devenue massivement nuisible à l'homme, ni l'espérance de vie globale, ni l'espérance de vie en bonne santé ni ces diverses statistiques ne pourraient être ce qu'elles sont.

Par ailleurs, et désolé de le rappeler, mais toutes ces statistiques sont nettement meilleures dans un pays développés que dans un pays en développement.  Donc la hausse du PIB ou l'usage de technologies n'est pas corrélé à l'effondrement de la santé, bien au contraire : il est aberrant de dire que l'industrialisation est néfaste alors que les habitants de pays industrialisés sont mieux nourris, mieux logés, mieux soignés, mieux rétribués et mieux protégés que la plupart des habitants de sociétés rurales traditionnelles! Il y a une insupportable inégalité mondiale dans la distribution des richesses, oui, mais le problème n'est pas la richesse elle-même, le dévelopement ou la croissance qui sont massivement corrélés au bien-être humain!

C'est donc ce genre de chose qui m'exaspère chez Fabrice Nicolino :  il emploie en permanence des superlatifs terribles (crime, génocide, horreur, scandale, monstruosité, catastrophe, disparition, etc.) mais il ne donne jamais le portrait global, chiffré et de long terme (trois conditions de base pour faire un jugement aussi définitif) qui légitime ces accusations terribles. Tout le monde est évidement scandalisé par des exemples d'oppression, d'exploitation, de prédation, etc. Mais cela, c'est la critique sociale et politique, elle n'est pas née d'hier. J'affirme donc que la critique écologique ment si elle prétend en toute généralité que tout va de plus en plus mal pour l'homme depuis 1800, 1900, 1950 ou 1990.

Ces gains et avantages ne sont peut-être pas durables, ils sont peut-être obtenus au détriment des milieux : mais si vous ne reconnaissez pas d'abord leur existence bien réelle, alors c'est malhonnête et le débat est mal posé dès le départ.

Extraits rapport OMS cité ci-dessus, tendances 1990-2010 :

Dénutrition de l'enfant : baisse très lente
La dénutrition chez l’enfant reste courante dans de nombreuses parties du monde. D’après des estimations récentes, 115 millions d’enfants de moins de 5 ans dans le monde présentent un déficit pondéral. Même si la prévalence de la dénutrition est en baisse à l’échelle mondiale, les progrès sont irréguliers (Figure 1). En Afrique, la stagnation de la prévalence de cet indicateur, couplée à la croissance démographique, a entraîné une augmentation du nombre d’enfants souffrant d’un déficit pondéral – qui est passé de 24 millions en 1990 à 30 millions en 2010. En Asie, le nombre d’enfants présentant un tel déficit a été estimé approximativement en 2010 à plus de 71 millions.

Mortalité infantile : en nette baisse
La mortalité infanto-juvénile continue de baisser dans le monde. Le nombre total de décès d’enfants de moins de 5 ans a chuté de 12,4 millions en 1990 à 8,1 millions en 2009. Le taux de mortalité des moins de cinq ans a baissé en conséquence de 89 pour 1000 naissances vivantes en 1990 à 60 pour 1000 naissances vivantes en 2009, soit une diminution d’environ un tiers. En parallèle, cette baisse en moyenne annuelle s’est accélérée sur la période 2000-2009 par rapport aux années 1990.

Mortalité en couche : baisse de 34%
D’après les estimations les plus récentes, le nombre de femmes mourant de complications de la grossesse ou de l’accouchement a diminué de 34 % — passant de 546 000 en 1990 à 358 000 en 2008. Si les progrès sont notables, le rythme annuel de baisse de 2,3 % n’atteint pas même la moitié du rythme de 5,5 % nécessaire pour atteindre la cible consistant à réduire des trois quarts la mortalité maternelle entre 1990 et 2015. En 2008, presque tous les décès maternels (99 %) se sont produits dans des pays en développement

Accès à l'eau potable : amélioration
Le pourcentage de la population mondiale ayant accès à des sources d’eau de boisson améliorées est passé de 77 à 87 % entre 1990 et 2008. La cible 7.C de l’OMD 7 prévoit notamment de diviser par deux la proportion de la population privée durablement d’un accès à une eau de boisson sans risque sanitaire. Compte tenu du rythme actuel de progression vers cette composante de la cible, il est probable qu’elle sera atteinte. Néanmoins en 2008, quelque 884 millions de personnes dépendaient encore de sources d’eau non améliorées – parmi lesquelles 84 % vivaient en zone rurale.