jeudi 4 août 2011

Sur les générations futures


La responsabilité vis-à-dis des générations futures est devenu un lieu commun dans les échanges d’idées. Nous devons agir en ayant ces générations futures à l’esprit. Cela peut sembler trivial : sauf nihilisme déclaré, nous agissons généralement en espérant bâtir les conditions d’un avenir meilleur plutôt que pire. Mais l’appel des générations futures veut surtout signifier : penser à plus long terme (pas seulement nos enfants ou petits-enfants) en prenant la mesure des effets durables nos actions présentes.

Le philosophe Hans Jonas est parmi les premiers à avoir fortement théorisé notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. Voici ce qu’il écrit par exemple dans Le principe responsabilité (1979) :

« Puisque de toutes façons existeront des hommes à l'avenir, leur existence qu'ils n'ont pas demandée, une fois qu'elle est effective, leur donne le droit de nous accuser nous, leurs prédécesseurs, en tant qu'auteurs de leur malheur, si par notre agir insouciant et qui aurait pu être évité, nous leur avons détérioré le monde ou la constitution humaine. Alors qu'ils peuvent tenir pour responsable de leur existence seulement leur géniteur immédiat (et que même là ils ont seulement droit à la plainte s'il y a des raisons spécifiques permettant de contester leur droit à avoir une progéniture), ils peuvent tenir des ancêtres lointains pour responsables des conditions de leur existence. Donc pour nous aujourd'hui, le droit qui se rattache à l'existence non encore actuelle, mais pouvant être anticipée, de ceux qui viendront plus tard, entraîne l'obligation correspondante des auteurs, en vertu de laquelle nous avons des comptes à leur rendre à propos de nos actes qui atteignent les dimensions de ce type d'effets. »

Ce genre de réflexion me pose de nombreux problèmes. En voici quelques-uns.

Un arbitrage impossible : la génération future comme agent moral incohérent
Une génération (passée, présente, future) n’est en soi pas un agent moral : dans chaque génération humaine il y a des avis moraux différents. L’existence de cette pluralité fait que la morale individuelle ou collective évolue : nous n’approuvons ou ne réprimons pas tout à fait les mêmes choses selon les lieux et les époques. Peu de gens condamnaient l’esclavage voici deux siècles, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Beaucoup de gens condamnaient le principe du prêt à intérêt voici huit siècles, ils sont peu aujourd’hui. Et ainsi de suite. La conséquence en est que nous ne savons pas très bien ce que sera la hiérarchie du bon et du bien pour les membres des générations futures. Il y a de bonnes chances que certaines lois basiques des rapports humains soient respectées, comme elles le sont à peu près partout où il existe une société humaine (ne pas tuer ni voler ni tromper son prochain), mais dès que l’on rentre dans des considérations plus complexes, c’est l’inconnu.

Par ailleurs, s’il y a une part subjective dans nos réflexions morales, il y a aussi une quête d’objectivité dans notre souci de justice : on essaie de s’entendre sur une réalité et une loi communes, pour voir qui s’en écarte ou ne s’en écarte pas. Mais comme les générations futures n’existent pas, pas plus que la réalité et les lois futures, il est logiquement impossible d’objectiver leur point de vue et de faire la balance avec celui des générations présentes.

Derrière l’artifice des générations futures, nous sommes donc vite ramenés à nos différends présents. Par exemple : je pense que l’existence de telle espèce d’insecte est totalement indifférent au bonheur humain et je ne considère pas que la nature a une valeur intrinsèque ; mon voisin pense que l’existence de l’insecte participe au bonheur humain et il considère que la nature a de toute façon une valeur intrinsèque. L’un et l’autre, nous n’avons pas la même définition d’un monde désirable pour la génération présente : pourquoi donc en aurions-nous une pour la génération future ? Et comme celle-ci n’existe pas, en quoi sa référence peut-elle bien départager notre conflit moral ?

Quand un individu projette ce qui est bon pour les générations futures, il ne fait que projeter ce qui lui semble bon pour les générations présentes. Mais il ne résout absolument pas la question de la pluralité et conflictualité des points sur ce qui est bon ou n’est pas bon – au passé, au présent ou au futur.

Le long terme, oui, mais jusqu’où au juste ?
Un autre problème est celui de la temporalité. Se référer aux générations futures, c’est condamner le court terme pour valoriser le long terme. Mais jusqu’à quel point au juste ?

Prenons les matières premières non renouvelables. Si l’humanité consommait 100 barils de pétrole par jour au lieu de 100 millions, le pétrole finirait pas diparaître et à partir d’un moment, les générations futures commenceraient à en être privées. Le taux de croissance ne change rien à l'affaire, il change juste la limite temporelle. La seule solution pour ne priver personne (d’un bien rival et excluable quelconque d’une quantité finie quelconque), c’est de ne rien consommer du tout (c’est-à-dire de priver tout le monde). Cette observation vaut pour les autres ressources. En d’autres termes, la seule humanité qui respecterait pleinement le partage avec les générations futures devrait limiter strictement son emprise aux éléments renouvelables. Elle vivrait à peu près comme le font les chasseurs-cueilleurs et encore faudrait-il, si elle est nombreuse, qu'elle planifie et contraigne les actions pour éviter des emprises trop importantes sur telle ou telle espèce trop rare. Cela de génération en génération, de manière stable et répétitive, jusqu'à la fin de l'espèce (ou de la vie sur Terre). Une telle perspective est-elle une condition humaine désirable? Ou une condition inhumaine, c'est-à-dire ne correspondant à rien que l'on observe sur la nature humaine?

A long terme, on notera aussi que l’influence de la plupart de nos actions sur le monde n’est plus tellement perceptible. Une mine abandonnée et ses alentours se recouvrent vite de végétation, puis d’humus ; quelques générations plus tard on discerne difficilement l’origine artificielle ; beaucoup de générations plus tard on ne discerne rien du tout. Les colons arrivant dans les grandes plaines d’Amérique du Nord ne se sont pas exclamés : « quelle horreur, la forêt a disparu artificiellement ! » Pareillement quand nous voyons des tumuli et fortins néolithiques redevenus paisibles collines. L’agriculture intensive est supposée épuiser les sols, mais quelques temps de friche restaureront ses concentrations en phosphore, azote, potassium et autres éléments de la table de Mendeleiev, qui ne disparaissent pas par miracle de la surface de la Terre. Même en prenant le cas le plus extrême de longues demi-vies atomiques, la radioactivité finira par décroître. Tout est une question de durée, de long terme.

Inversement, le monde privé de toute action humaine ne nous renvoie pas une image de fixité quand on l’envisage sur ce long terme : les étoiles naissent et meurent, les continents dérivent, les climats changent, les espèces s’éteignent, parfois en masse, etc. Quoique fasse ou ne fasse pas l’homme, il n’est qu’une très courte parenthèse dans l’histoire de la vie et de l’univers. Ses altérations ne compte pas pour grand chose – il y a parfois un prométhéisme inversé à penser le contraire et à prêter à l’homme une toute-puissance (dans le mal). Le long terme est à double trachant : il peut aussi bien devenir une école de relativité sur la gravité de nos actes.

La perception au présent : paradoxes d'une empathie abstraite
Enfin, on peut observer que notre perception du monde ne se fait jamais dans le long terme, mais dans le présent. Quand on demande de penser aux générations futures, on exige un effort d’empathie : se demander si elles auront du plaisir ou la souffrance, du bonheur ou du malheur. Or, en dehors de circonstances extrêmes où le malheur est évident (j’imagine mal une génération future quelconque approuver la torture arbitraire de ses membres), ces choses-là s’éprouvent au présent. 

Nous ne souffrons pas cruellement de vivre dans un monde où le dodo et l’aurochs n’existent pas : au mieux, nous produisons une réflexion passablement abstraite où nous essayons d’imaginer le plaisir que nous aurions à vivre en compagnie de ces animaux que nous n’avons jamais vus. Mais cela n’a rien de vécu, d’immédiatement présent à nos sens, et de fait la plupart des humains y sont totalement indifférents – ils ne perçoivent déjà qu’une fraction infime de la bioversité présente, ils n’ont qu’une idée fort imprécise ou pas d’idée du tout de toute la diversité passée.

Un enfant né et grandi dans une ville (50% de la population mondiale, 70 à 90% des sociétés développées) ne s’imagine la campagne que par récits interposés, ou courtes expériences de promenandes et de vacances : son biotope, c’est la ville. Il peut en changer au cours de son existence, mais il ne vit pas comme un traumatisme le milieu où se déroule désormais son développement. Nous avons certains penchants innés de préférence pour des éléments naturels dans notre perception (une rue avec des arbres plutôt que sans arbre, par exemple, ce qu’Edward O. Wilson a nomé la biophilie), mais l’expression de ces pendants est variable d’un individu l’autre et surtout, ils n’impliquent en rien une inadaptation naturelle à un milieu à dominante artificielle. Faute de quoi une bonne part de l’évolution humaine serait peu compréhensible. (Ils n’empêchent pas non plus des phobies ou anxiétés liées à des éléments naturels chez beaucoup d’individus – serpent, araignée, cours d’eau, forêt, etc. – montrant que notre rapport à la nature n’est pas univoquement heureux).

Bref, les générations futures éprouveront des plaisirs et des peines en fonction de leur milieu réel de croissance, et non de ce qu’il aurait pu être, ce qui sera pour elles une abstraction. Comme est devenu une abstraction pour nous le milieu réel de croissance des générations passées.

Pour conclure, les générations futures ne nous disent pas grand chose. Ce que nous sommes en revanche conviés à méditer, ce sont les éléments de la condition humaine jugés désirables quels que soient la génération concernée, des éléments assez universels et atemporels pour nourrir une éthique minimale et commune de l’espèce humaine. Il n’y a rien d’évident dans cet exercice, nombreux sont ceux qui se contentent arbitrairement d’universaliser leur préférence personnelle.

lundi 1 août 2011

Sur la limite et la vie


Dans un monde fini, une croissance exponentielle rencontre nécessairement sa limite.

Cet argument est le coeur du célèbre rapport Meadows remis au Club de Rome en 1972. Il sert également d’arrière-plan à diverses mesures comme l’empreinte écologique de l’humanité (nous consommons plus de planètes qu’il n’en existe). Avec l’idée d’entropie de Georgescu-Roegen (un peu différente mais pas éloignée), on peut dire que c’est un des fondements les plus constants de la critique écologiste à l’encontre de la modernité industrielle.

Appelons-le par la suite l’argument de la limite.

Sa version sociale donne (critique d’Azer sur le blog de Fabrice Nicolino) : l’avenir sera forcément un monde de pauvres, ou un monde de pauvres avec quelques riches. C’est-à-dire que toute promesse d’universaliser le mode de vie des plus riches Occidentaux est une impossibilité matérielle à la base, car elle se heurte aux limites des ressources de cette planète. Dès lors, la poursuite de la croissance est une illusion sincère ou une manipulation cynique, mais cela ne peut constituer une direction pour l’humanité.

Une bactérie et un chasseur-cueilleur rencontrent la limite...
Mathématiquement, l’argument de la limite est irréprochable. La question pertinente pour l’homme est celle des échelles de temps.

Car cet argument était déjà parfaitement valable au paléolithique. Un chasseur-cueilleur un peu ingénieux aurait pu dire : mon clan de 100 membres en compte cette année de 102, et il en comptera de 104 l’an prochain. Si nous continuons ainsi, il est impossible que la forêt nourrise le clan. Nous devons donc désormais tuer les nouveau-nés en surnombre, afin que le clan reste toujours à 102. Heureusement, les chasseurs-cueilleurs du paléolithique n’ont pas réfléchi aux exponentielles : nous ne serions pas là pour en débattre, au milieu de 7 milliards d’humains, avec un prodige de biens complexes comme l’ordinateur où je saisis ces lignes. Il se trouve que la forêt pouvait nourrir bien plus de 104 personnes chaque année.

Cet exemple montre l’importance des échelles de temps pour l’argument de la limite (et il est aussi valable pour l’argument de l’entropie) : le chasseur-cueilleur a mathématiquement raison, mais sur une période historiquement non-pertinente pour la condition humaine.

On peut en donner une version plus ancestrale encore : les premières formes de vie cellulaire dans l’océan primitif, voici sans doute 3 milliards d’années, se reproduisaient probablement de manière exponentielle comme les bactéries aujourd’hui. Un hypothétique observateur sensible à l’argument de la limite et se penchant sur notre brave Terre en aurait conçu un avenir sombre pour la vie. Ces cellules vont se répandre bêtement dans l’océan, pomper ses ressources et à la fin mourir en masse, il n’en restera que quelques unes dans une flaque épuisée. Là encore, la vie n’a pas exactement suivi le pronostic très sombre qu’aurait pu faire notre observateur. Elle a inventé toutes sortes de choses plus étranges les unes que les autres pour parvenir à expoiter de nouvelles ressources, ou utiliser plus sobrement celles qui existent.

Le rôle de l'information dans l'évolution
Il est impossible que l’homme continue indéfiniment le rythme de croissance observée depuis deux siècles, qu’il s’agisse de sa croissance démographique ou de sa croissance matérielle. Je suis d’accord avec cette assertion. Mais elle ne nous dit absolument pas ce que nous devons faire dans l’intervalle de temps qui nous sépare de la limite. Elle ne nous dit pas plus où se situe la limite dans le temps.

Pourquoi la vie a-t-elle évolué différemment du scénario de la cellule primitive affamée ou du chasseur-cueilleur tuant les nouveau-nés dans sa forêt ? La réponse dépasse la question strictement matérielle, elle réside dans l’information. Un oiseau est constituée de la même matière première que nos cellules primitives, mais les informations (génétiques) se sont réarrangées de telle sorte que cet oiseau, forme multicellulaire complexe incapable de vivre dans un océan, sait voler dans les airs et y trouver des ressources. Un Homo sapiens et une Terre de 2011 n’ont pas trop de différences avec ce qu’il en était voici 150.000 ans, à l’époque de notre chasseur-cueilleur, mais une somme énorme d’information a émergé depuis, sous la forme que nous appelons culture ou technique ou connaissance.  Le même morceau de bois qui ne servait qu’à fracasser le crâne d’un bébé surnuméraire a fini par servir à pêcher, planter, bâtir, rouler, etc. Il n’y a pas de nouvelle matière ou de nouvelle énergie sur Terre, mais il y a tout le temps de nouvelles informations sur la matière et l’énergie.

Retour au présent. Nous utilisons beaucoup de pétrole. Dans quelques décennies, il n’y en aura plus, du moins plus d’exploitable à granche échelle et à prix raisonnable. Encore plus tôt si chaque humain avait l’envie de rouler comme un Texan. Mais de toute façon, dans 10 ans ou 25 ans ou 75 ans, il n’y en aura plus. C’est tout à fait exact, l’argument de la limite s’applique au pétrole comme à toute chose. Que faut-il faire ?  Tant que nous avons du pétrole, il faut l’économiser, le partager, en utiliser une partie pour trouver du pétrole et autre chose que du pétrole. Si l’on ne trouve rien, eh bien il faudra apprendre à s’en passer. Mais du point de vue de l’information, qui est le facteur caché par l’argument de la limite, nous savons que la Terre reçoit des flux d’énergie solaire qui correspondent à la consommation de dix mille humanités. Nous savons que le réarrangement des atomes peut produire une énergie plus abondante encore. Nous avons donc le choix entre chercher davantage d’énergie ou nous résigner à l’avance à sa privation sous prétexte que la quantité de pétrole est limitée.  

Deux formes de court-termisme
La critique écologiste a entièrement raison d’aiguiller les humains vers la chasse au gaspillage, le meilleur partage des ressources, la prime au renouvelable... et la conscience des limites!  Là où elle déraille de mon point de vue, c’est quand elle devient un système idéologique faisant de la limite matérielle un argument d’autorité sur le devenir humain. Mais elle n’est pas la seule à dérailler. Les décideurs politiques et économiques, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez et qui se tapent sur le ventre en visant 5 points de croissance, manquent certainement de réflexion sur les limites bien réelles au développement actuel et la nécessité de penser un peu plus loin qu’à l’horizon du résultat trimestriel... En fait, je vois ces deux attitudes comme deux formes de court-termisme : l'un avec pour horizon la catastrophe prochaine (faisons vite machine arrière, nous n'avons aucune solution immédiate sous la main), l'autre avec pour horizon la béatitude mécanique (continuons sans réfléchir, nous avons tout ce qu'il faut sous la main).

Quant au fait que les non-Occidentaux n’auront pas chacun deux voitures à moteur thermique, j’en suis tout à fait convaincu. Je ne suis déjà pas sûr que mes enfants, a fortiori petits-enfants à naître, en auront jamais une. Je suis sûr en revanche que l’homme éprouvera toujours un besoin de base, se déplacer et déplacer des objets.

Pour finir, mon argument n’a rien à voir avec un quelconque optimisme béat, comme on le trouve chez certains technophiles militants. Je ne dis pas que l’homme a la possibilité de repousser indéfiniment les limites, ni même que ses recherches pour les repousser un peu seront couronnées de succès. Je n’en ai aucune idée. Simplement, il existe la possibilité de faire ces recherches au lieu de s’en priver. Pareillement, je ne pense pas la croissance matérielle infinie est un but en soi et je ne serais nullement traumatisé si nous rencontrions la limite de cette croissance bien plus vite que prévu. Mais le bien-être humain global en serait sérieusement affecté dans les conditions présentes de son développement : aussi je trouve normal que l'homme poursuive son entreprise de maîtrise de l'environnement, qui lui a plutôt réussi depuis 10.000 générations.

Repousser la limite est une manière de décrire le mouvement de la vie sur Terre. Et l’évolution humaine ne se distingue pas du vivant dans ce mouvement, sinon par l’intensité de son effort à repousser la limite.