samedi 30 juillet 2011

Argent, science, débat : réponse à Thierry


Thierry fait cette observation dans un commentaire : « Fabrice a tellement été le témoin d'intellectuels (ou non) dévoyés au contact de l'argent (des aspects financiers néfastes du "progrès scientifique") qu'il a dû prendre vos interventions comme une énième tentative de décrédibilisation de son travail et de son courant de pensée. Comme une tentative de maintien du "système" en place qu'il combat. »

Le rôle néfaste de l’argent dans le débat public est une réalité évidente.

Pour ma part, je forge mes opinions en lisant d’abord des articles scientifiques ou des expertises publiques, nationales ou internationales.

La recherche académique n’est pas parfaite, on sait qu’elle est parfois soumise à des conflits d’intérêt. Rien n’est parfait dans ce monde : je me dirige simplement vers ce qui me semble le moins corrompu par l’intérêt. La crédibilité de la démarche scientifique repose sur la pluralité des points de vue exprimés, la possibilité à tout moment de contredire (réfuter) le point de vue d’autrui, l’administration de la preuve pour étayer sa conclusion, la reproductibilité des résultats ou des expériences. Ce sont des garde-fous importants, ils évitent de dire n’importe quoi. Et dieu sait que l’humain a tendance à dire n’importe quoi…

Vous pouvez avoir un mouton noir – un chercheur payé par un lobby – et cela arrive régulièrement. Mais ce chercheur sera en dernier ressort jugé à ce qu’il a écrit. Quand Soon et Baliunas 2003 font un papier sur le changement climatique du dernier millénaire, l’important n’est pas qu’ils ont reçu des fonds des pétroliers. L’important est la qualité de leur papier, les réponses qu’ils vont recevoir, les réfutations qui en seront faites, etc. Avec tout l’argent du monde, vous n’arriverez pas à obliger une communauté de chercheurs à dire le contraire de ce qu’elle croit vraie sur un sujet donné. Et vous n’arriverez pas non plus à transformer cette vérité scientifique en dogme : l’état des connaissances scientifiques n’est jamais que la moins mauvaise approximation du moment, certainement pas une certitude inébranlable (comme les religions ou les idéologies en produisent). C'est la raison pour laquelle il ne faut pas croire en la science : cela n'a pas de sens. Il faut simplement en extraire des informations qui, à un moment donné, nous permettent de forger un jugement en vue du débat. Sans préjuger de ce qu'il en sera plus tard, quand l'information aura changé. Et bien sûr sans considérer que les faits scientifiquement établis sont les seules sources de nos jugement (en dernier ressort, nous avons aussi des valeurs et des goûts qui orientent nos décisions, ces valeurs et ces goûts n'ont pas à justifier scientifiquement de leur légitimité!).

Cela n’empêche évidemment pas des chercheurs de s’engager auprès de causes en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. C’est la raison pour laquelle un propos isolé venant d’un groupe privé n’a pas de valeur réelle, fut-il appuyé par un scientifique. Quand on étudie un thème, il faut toujours croiser des sources, évaluer leur crédibilité (notamment les conflits d’intérêt), observer ce qu’il en est des désaccords empiriques et épistémiques.

Pour finir, l’argent et le pouvoir corrompent aussi bien la cause écologiste, et Fabrice Nicolino a même fait un livre à ce sujet. Les ONG ou les industriels de la croissance verte ou les groupes militants en quête d'une influence ont tout aussi intérêt à dévoyer l’intelligence au service de leurs propres visées. Le problème me semble anthropologique : les humains sont portés à tromper et manipuler en vue de gagner des positions de pouvoir, d’influence, de réputation ou de revenu. Heureusement, ces mêmes humains sont aussi portés à châtier les trompeurs quand ils s’aperçoivent de leurs manigances. Donc la position commune de défense des individus, c’est le scepticisme rationnel sur tous les discours qui prétendent vous imposer le bien au nom du vrai. En tout cas c'est la mienne.

3 commentaires:

  1. Je partage votre analyse théorique, et j'essaie de l'appliquer au maximum de mon temps et de mes capacités intellectuelles.
    Le fait est que dans la pratique, dans le réel de beaucoup de citoyens lambda, très peu de personne peuvent se permettre votre posture (ou en ont la capacité temporelle et/ou intellectuelle).
    L'exemple n'est pas très judicieux peut être mais il me semble parlant pour le commun des mortels : les frères Bogdanov et leurs thèses. J' ai lu un article (j'ai oublié les références, méa-culpa) dans lequel un scientifique précisait que "techniquement" très peu de personne étaient capables de dire s'ils s'agissait de charlatan ou de réels scientifiques ; et qu'ils profitaient justement de cette partie limitée de détracteurs pour "exister scientifiquement".
    La portée de cette querelle scientifique est limitée mais.
    Je suis incapable de me forger une opinion dans le domaine car il me faudrait des bases de réflexion que je ne pourrais acquérir qu' après de nombreuses lectures (à supposer que toutes ces lectures soient au final assimilées et comprises).
    Cette analyse me semble transposable à d'autres domaines.
    C' est en fait ce qui me gène le plus (le travail de deuil est toujours délicat).
    Alors que je partage votre analyse j' en arrive à me dire qu'il me faut "déléguer" certains choix scientifique de vie à d'autres personnes...normalement "les politiques "au sens large.
    Et c'est là que le "système" trouve ses limites à mon sens. Ce politique n'en saura guère plus que moi dans le domaine technique. Il sera trop occupé à réviser ses cours de "communication". Sauf à posséder une culture extraordinaire il sera obliger de consulter les scientifiques les plus en vues, les plus publiés...les plus subventionnés (à l'instant T)
    (à suivre trop de caractères...)

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  2. L'exemple du Médiator est plutôt saisissant sur ce point. Plus de 30 ans de prescription n'ont pas été remise en question par les scientifiques avant que le scandale n'éclate.
    Je ne veux pas dire qu'il s'agissait d'un complot scientifique, pas du tout. Je veux simplement montrer ma crainte dans le pouvoir financier beaucoup trop grand de certains groupes, et les inter-dépendance avec le pouvoir politique.
    Je ne suis pas adepte de la théorie du complot, loin de là.
    Je pense simplement que fruit d'un système, dans la droite ligne de la "reproduction sociale" des sciences humaines, notre politique n'aura pas les ressources intellectuelles propres pour décider dans l'intérêt du groupe et non d'un groupe. Et pourtant je ne remet pas en cause la démocratie et notre république. Je pointe simplement les limites qu'il faudrait corriger.
    En extrapolant, cette faculté de réflexion nécessaire à chacun pour se forger une opinion n'est pas favorisée par la 1 ère chaine du 1 er média (la télévision). Quand son ancien dirigeant précisait "Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation (...) de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. "
    Le peu de temps libre qui reste après une journée d'un citoyen lambda était donc, dans la logique commerciale de le préparer à recevoir un message publicitaire.
    Du coté de l'émancipation intellectuelle, on peut faire mieux.
    J' en reviens finalement à un raisonnement cybernétique avec mon retour au point de départ (je tourne en rond). Pas assez de personnes n'ont le temps et les moyens de se créer une autonomie intellectuelle. Et les "systèmes" en place ne les aide pas forcément (même si je me félicite du Net et de l'accès qu'il permet à une culture infinie).
    Une citation de mon lointain cours de philo m' a toujours marqué. "on ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant" (Francis Bacon). Je m'aperçois avec le recul qu'elle ne m'a jamais vraiment quitté car à l'époque cette citation avait permis des digressions sur le fait qu'on ne pouvait changer un système que de l'intérieur, après l'avoir "infiltré".Finalement je suis toujours dans cette optique.
    Solution la plus délicate, la plus longue (la plus illusoire ?) mais comme je ne suis pas un révolutionnaire.
    Enfin je n'ai jamais été confronté à une détresse sociale m'inclinant à franchir le pas, et j'espère que cela va continuer.
    Une nouvelle contradiction pour finir. Alors que je suis de plus en plus pessimiste sur l'avenir du système et des travers qu'il peut engendrer du fait d'une mondialisation qui tends à agrandir les empires financiers ; je reste (naïvement) optimiste en la capacité du genre humain à finalement réguler ces excès. Le fameux mouvement de balancier que vous évoquiez dans un de vos messages.
    Mais dans cette option le pacifiste s'efface.

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  3. Thierry : beaucoup de choses dans votre post ! J’en saisis une au vol.

    Internet. A mes yeux, cela représentera un bouleversement comparable à celui de l’imprimerie, dont on sait l’importance dans les révolutions modernes. Le blog de Fabrice Nicolino est un exemple parmi des millions d’autres : sa seule existence était évidemment inconcevable à l’époque des médias centraux de masse, one-to-many. Et ici même, nous parlons, nous échangeons. Nous sortons de la parole dominante, confisquée par le pouvoir, nous sortons des logiques pyramidales, verticales et hiérarchiques. Pas que pour le meilleur, ne soyons pas idéaliste. Mais quand même, ce flot immense d’informations horizontales circulant entre des émetteurs libres représente une vague de fond sans précédent, et ses interprétations à courte vue (formidable niche marketing ou terrible flicage panoptique) sont symétriquement insatisfaisantes.

    Pour le sujet de ce post, Cela signifie que les sources de la connaissance sont accessibles à l’individu et qu'il peut de forger une opinion, éventuellement en association avec d'autres individus. Cela signifie que des Wikileaks peuvent déballer à tout moment les arrière-cuisines du mensonge et de la tromperie. Sans beaucoup d’argent, juste avec la force des mots, de la vérité. Cela signifie que des Servier ne peuvent plus cacher leurs méfaits par la complicité d’une petite caste de décideurs et fabricants d’opinion. Cela signifie que des ONG diffusent leurs messages à égalité avec les Etats ou les entreprises. Cela signifie que des photos et vidéos de victimes abattus par des régimes pourris circulent, ébranlent les consciences et embrasent les peuples. Et cela ne fait que commencer. C’est également une réponse partielle aux problèmes de la démocratie : elle a été conçue pour équilibrer des pouvoirs d’il y a trois siècles (la place de la religion, l’extension de l’exécutif), mais d’autres pouvoirs réels de ce monde, économique et médiatique, lui échappent largement. L’auto-appropriation par les individus et les communautés des moyens de dénoncer l’arbitraire et la manipulation change ce rapport de force inégal. Mais cela ne change pas le besoin de base, qui n’est pas assuré par l’Internet mais qui permet ensuite son usage optimal : l’éducation de l’esprit humain.

    L’information est au moins aussi importante que la matière et l’énergie pour Homo sapiens : ce point n’est pas assez compris, pas assez médité. (Je pense que l’information est aussi une clé des systèmes physiques et biologiques, pas seulement sociaux, politiques, économiques ou techniques, que cela va du quantique au cosmique... mais c’est un autre et vaste débat!).

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