lundi 1 août 2011

Sur la limite et la vie


Dans un monde fini, une croissance exponentielle rencontre nécessairement sa limite.

Cet argument est le coeur du célèbre rapport Meadows remis au Club de Rome en 1972. Il sert également d’arrière-plan à diverses mesures comme l’empreinte écologique de l’humanité (nous consommons plus de planètes qu’il n’en existe). Avec l’idée d’entropie de Georgescu-Roegen (un peu différente mais pas éloignée), on peut dire que c’est un des fondements les plus constants de la critique écologiste à l’encontre de la modernité industrielle.

Appelons-le par la suite l’argument de la limite.

Sa version sociale donne (critique d’Azer sur le blog de Fabrice Nicolino) : l’avenir sera forcément un monde de pauvres, ou un monde de pauvres avec quelques riches. C’est-à-dire que toute promesse d’universaliser le mode de vie des plus riches Occidentaux est une impossibilité matérielle à la base, car elle se heurte aux limites des ressources de cette planète. Dès lors, la poursuite de la croissance est une illusion sincère ou une manipulation cynique, mais cela ne peut constituer une direction pour l’humanité.

Une bactérie et un chasseur-cueilleur rencontrent la limite...
Mathématiquement, l’argument de la limite est irréprochable. La question pertinente pour l’homme est celle des échelles de temps.

Car cet argument était déjà parfaitement valable au paléolithique. Un chasseur-cueilleur un peu ingénieux aurait pu dire : mon clan de 100 membres en compte cette année de 102, et il en comptera de 104 l’an prochain. Si nous continuons ainsi, il est impossible que la forêt nourrise le clan. Nous devons donc désormais tuer les nouveau-nés en surnombre, afin que le clan reste toujours à 102. Heureusement, les chasseurs-cueilleurs du paléolithique n’ont pas réfléchi aux exponentielles : nous ne serions pas là pour en débattre, au milieu de 7 milliards d’humains, avec un prodige de biens complexes comme l’ordinateur où je saisis ces lignes. Il se trouve que la forêt pouvait nourrir bien plus de 104 personnes chaque année.

Cet exemple montre l’importance des échelles de temps pour l’argument de la limite (et il est aussi valable pour l’argument de l’entropie) : le chasseur-cueilleur a mathématiquement raison, mais sur une période historiquement non-pertinente pour la condition humaine.

On peut en donner une version plus ancestrale encore : les premières formes de vie cellulaire dans l’océan primitif, voici sans doute 3 milliards d’années, se reproduisaient probablement de manière exponentielle comme les bactéries aujourd’hui. Un hypothétique observateur sensible à l’argument de la limite et se penchant sur notre brave Terre en aurait conçu un avenir sombre pour la vie. Ces cellules vont se répandre bêtement dans l’océan, pomper ses ressources et à la fin mourir en masse, il n’en restera que quelques unes dans une flaque épuisée. Là encore, la vie n’a pas exactement suivi le pronostic très sombre qu’aurait pu faire notre observateur. Elle a inventé toutes sortes de choses plus étranges les unes que les autres pour parvenir à expoiter de nouvelles ressources, ou utiliser plus sobrement celles qui existent.

Le rôle de l'information dans l'évolution
Il est impossible que l’homme continue indéfiniment le rythme de croissance observée depuis deux siècles, qu’il s’agisse de sa croissance démographique ou de sa croissance matérielle. Je suis d’accord avec cette assertion. Mais elle ne nous dit absolument pas ce que nous devons faire dans l’intervalle de temps qui nous sépare de la limite. Elle ne nous dit pas plus où se situe la limite dans le temps.

Pourquoi la vie a-t-elle évolué différemment du scénario de la cellule primitive affamée ou du chasseur-cueilleur tuant les nouveau-nés dans sa forêt ? La réponse dépasse la question strictement matérielle, elle réside dans l’information. Un oiseau est constituée de la même matière première que nos cellules primitives, mais les informations (génétiques) se sont réarrangées de telle sorte que cet oiseau, forme multicellulaire complexe incapable de vivre dans un océan, sait voler dans les airs et y trouver des ressources. Un Homo sapiens et une Terre de 2011 n’ont pas trop de différences avec ce qu’il en était voici 150.000 ans, à l’époque de notre chasseur-cueilleur, mais une somme énorme d’information a émergé depuis, sous la forme que nous appelons culture ou technique ou connaissance.  Le même morceau de bois qui ne servait qu’à fracasser le crâne d’un bébé surnuméraire a fini par servir à pêcher, planter, bâtir, rouler, etc. Il n’y a pas de nouvelle matière ou de nouvelle énergie sur Terre, mais il y a tout le temps de nouvelles informations sur la matière et l’énergie.

Retour au présent. Nous utilisons beaucoup de pétrole. Dans quelques décennies, il n’y en aura plus, du moins plus d’exploitable à granche échelle et à prix raisonnable. Encore plus tôt si chaque humain avait l’envie de rouler comme un Texan. Mais de toute façon, dans 10 ans ou 25 ans ou 75 ans, il n’y en aura plus. C’est tout à fait exact, l’argument de la limite s’applique au pétrole comme à toute chose. Que faut-il faire ?  Tant que nous avons du pétrole, il faut l’économiser, le partager, en utiliser une partie pour trouver du pétrole et autre chose que du pétrole. Si l’on ne trouve rien, eh bien il faudra apprendre à s’en passer. Mais du point de vue de l’information, qui est le facteur caché par l’argument de la limite, nous savons que la Terre reçoit des flux d’énergie solaire qui correspondent à la consommation de dix mille humanités. Nous savons que le réarrangement des atomes peut produire une énergie plus abondante encore. Nous avons donc le choix entre chercher davantage d’énergie ou nous résigner à l’avance à sa privation sous prétexte que la quantité de pétrole est limitée.  

Deux formes de court-termisme
La critique écologiste a entièrement raison d’aiguiller les humains vers la chasse au gaspillage, le meilleur partage des ressources, la prime au renouvelable... et la conscience des limites!  Là où elle déraille de mon point de vue, c’est quand elle devient un système idéologique faisant de la limite matérielle un argument d’autorité sur le devenir humain. Mais elle n’est pas la seule à dérailler. Les décideurs politiques et économiques, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez et qui se tapent sur le ventre en visant 5 points de croissance, manquent certainement de réflexion sur les limites bien réelles au développement actuel et la nécessité de penser un peu plus loin qu’à l’horizon du résultat trimestriel... En fait, je vois ces deux attitudes comme deux formes de court-termisme : l'un avec pour horizon la catastrophe prochaine (faisons vite machine arrière, nous n'avons aucune solution immédiate sous la main), l'autre avec pour horizon la béatitude mécanique (continuons sans réfléchir, nous avons tout ce qu'il faut sous la main).

Quant au fait que les non-Occidentaux n’auront pas chacun deux voitures à moteur thermique, j’en suis tout à fait convaincu. Je ne suis déjà pas sûr que mes enfants, a fortiori petits-enfants à naître, en auront jamais une. Je suis sûr en revanche que l’homme éprouvera toujours un besoin de base, se déplacer et déplacer des objets.

Pour finir, mon argument n’a rien à voir avec un quelconque optimisme béat, comme on le trouve chez certains technophiles militants. Je ne dis pas que l’homme a la possibilité de repousser indéfiniment les limites, ni même que ses recherches pour les repousser un peu seront couronnées de succès. Je n’en ai aucune idée. Simplement, il existe la possibilité de faire ces recherches au lieu de s’en priver. Pareillement, je ne pense pas la croissance matérielle infinie est un but en soi et je ne serais nullement traumatisé si nous rencontrions la limite de cette croissance bien plus vite que prévu. Mais le bien-être humain global en serait sérieusement affecté dans les conditions présentes de son développement : aussi je trouve normal que l'homme poursuive son entreprise de maîtrise de l'environnement, qui lui a plutôt réussi depuis 10.000 générations.

Repousser la limite est une manière de décrire le mouvement de la vie sur Terre. Et l’évolution humaine ne se distingue pas du vivant dans ce mouvement, sinon par l’intensité de son effort à repousser la limite.

4 commentaires:

  1. Bonjour,

    "Je suis sûr en revanche que l’homme éprouvera toujours un besoin de base, se déplacer et déplacer des objets"

    S'il en a les moyens. Or avec l'énergie chère, il n'aura plus ces moyens... Si ses moyens de subsistance sont locaux, l'homme n'éprouvera pas le besoin de se déplacer. Et c'est ce qui va se passer...L'homme va être moitié paysan, moitié autre chose. C'est en cela qu'il va s'adapter.
    (Je suis d'ailleurs effaré par la fuite en avant des commandes d'avions...l'argument des vendeurs d'avions, c'est "15% d'économie d'énergie dans les réacteurs nouvelle génération".
    Ouaf ouaf, les acheteurs ont encore de la merde devant les yeux...Ca s'appelle de l'irresponsabilité !)

    Avez-vous un jardin-potager, Skept ?
    Savez-vous ce qu'est une AMAP ?
    Savez-vous que tout pousse à 1000m d'altitude ?
    Lisez bien les livres (je pense que vous l'avez fait) de Rabhi et des Bourguignons (et de leurs adeptes). Demain, l'adaptation passera par le plus grand soin que l'on portera à la biosphère. Cette biosphère, indispensable à la Vie dont vous parlez (dans toute sa chaîne, de la plus petite bactérie à l'Homme, le plus grand prédateur de tous les temps) et que l'agriculture intensive détruit petit à petit...

    On y pense pas assez, à la biosphère...Moi, je mange des salades (et pleins d'autres choses) qui poussent dans un jardin potager collectif à proximité. CA MARCHE !
    En bas dans la vallée, un immense champ de maïs et de blé pesticisés et qui sert à la spéculation des matières premières et qui met en difficulté la chaîne alimentaire. C'est le plus gros scandale du siècle : la marchandisation des matières premières...

    Skept, avez-vous été victime d'un ouragan, d'un tsunami, d'un accident nucléaire ?

    En résumé dans nos arguments et autres discussions : Not In My BackYard !
    Nous blablatons en toute hypocrisie.
    A un moment donné, il faut agir, il ne faut plus analyser "sans émotions"...Le meilleur moyen de lutter contre la spéculation des matières premières c'est de tout recommencer à zéro, en local, en individuel et/ou collectif.
    Tout autre attitude, qui consiste à attendre la solution politique ou la dégradation de la situation est irresponsable vis à vis des générations futures.

    Demain, la seule énergie qui nous permettra de nous en sortir, c'est en partie l'huile de coude...
    Flemmards comme on est devenus, grâce à Le Lay et consorts, ça va être duraille...

    Pierre des Alpes.

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  2. Pierre : il est possible que l’avenir que vous décrivez (mi-paysan, mi-autre chose) soit celui du genre humain. Le point que j’essaie de préciser, c’est la distinction entre avenir imposé par la contrainte et avenir résultant d’un choix. Ce point n’est jamais clair, et vous-même donnez encore l’exemple d’une confusion entre les deux registres.

    Vous semblez certain que le fossile est sur le point de s’épuiser (conjecture n°1) et que l’homme ne le remplacera pas (conjecture n°2). Pour ma part, je n’ai aucune certitude là-dessus. J’observe que tant qu'il a le choix, l’homme ne prend pas la direction que vous indiquez. La consommation fossile ne cesse d’augmenter, elle augmente plus vite dans les pays émergents que dans les pays développés. L’intégrale des actions humaines (que représente cette consommation) n’indique donc pas une préférence collective dominante pour une société plus sobre : si le fossile faisait le malheur des hommes, cela s’observerait (ou il faudrait supposer les hommes masochistes, je m’abstiens de faire des hypothèses compliquées de ce genre). Ensuite, il y a le mur des contraintes physiques. Mais où se situe-t-il : dans votre esprit, dans le mien ou dans le réel ? S’il est dans le réel plutôt que dans nos caboches, il vaut mieux être prudent dans sur l’estimation de ce mur, on a vite dit des conneries.

    Sur le reste, je ferai quand j’ai le temps des posts, car chaque point mériterait une réponse assez longue. Vous parlez de la marchandisation des matières premières comme si les grandes foires ou la route de la soie ou l’approvisionnement des villes dataient d’hier : cela fait des dizaines de millénaires que l’homme échange, même à l’époque paléolithique on en trouve des traces. Vous parlez de l’agriculture intensive qui détruit la biosphère, sans détailler le processus, mais l’agriculture extensive bio de nos ancêtres avait bien commencé alors qu’il y avait pourtant si peu d’humains sur Terre (cf. loups, aurochs et autres représentants de la grande faune déjà décimé, forêts que les Européens avaient sérieusement déboisées quand ils n’avaient pas d’autre énergie, mais les Indiens avaient fait de même en créant par brûlis les grandes plaines, etc.) et on se demande comment 7 milliards d'humains en bio extensif eux aussi feraient différemment. Vous parlez de responsabilité vis-à-vis des générations futures mais vous n’envisagez pas que votre propre comportement puisse être jugé irresponsable au nom de ces mêmes générations futures (qui ne sont de toute façon pas là pour exprimer leur préférence, donc les prendre en otage m’a toujours paru moralement intenable, une manière déguisée d’exprimer ses propres préférences actuelles). Et ainsi de suite. Il faut donc que je reprenne cela. Il faut que je reprenne cela en détail, parce qu'il y a trop d'idéologie dans ces propos, pas assez de respect des faits au départ.

    PS : oui j’ai un jardin-potager, aussi un verger, un poulailler, un bûcher et diverses choses qui me rapproche du statut mi-paysan mi-autre chose. Je viens d'ailleurs de repiquer 100 poireaux, et j'en suis fourbu.

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  3. 4000 avions doivent être produits pour 2020 chez Airbus : 42 par mois...!! (entendu ce matin...)

    Quand j'écris marchandisation des matières premières, je pensais spéculation boursière...qui provoque des montées de prix au détriment des plus pauvres qui ne peuvent plus faire ne serait-ce que du pain pour manger (pas pour faire des fringues (allusion à la soie), pour manger...)
    Skept, est-ce acceptable que des traders jouent (et s'amusent à gagner de l'argent) avec la vie des gens ainsi ?
    Non, décidément, c'en est trop. Il faut arrêter ce système cynique à la con. Il faut le dénoncer. Hier l'eau, aujourd'hui les matière premières, demain l'air que nous respirons sera achetable, payant ?
    Je crois que l'on marche sur la tête, Skept. Le le principe du droit égalitaire de chacun à disposer des ressources naturelles ou de pouvoir acheter à bas prix des matières premières, devrait être une règle d'or (c'est le mot à la mode en ce moment...) inaliénable.
    Or on ne prend pas le bon chemin...
    Le SAMU Social ne peut plus prendre en charge des familles...qui sont de plus en plus nombreuses et qui galèrent de jour en jour à cause de la pression immobilière...(encore une histoire de bourses...)
    C'est un signal (ne me parlez plus de notion d'émotions parce que c'est inaproprié).
    Il y a de plus en plus de repas aux restaux du coeur. Le chômage des jeunes qui pointe à 25% en France. Ne dites pas qu'on ne voit rien venir Skept...Tous les ingrédients sont là pour que ça explose...
    C'est votre côté fataliste, sceptique (c'est votre pseudo) et calculateur (et vous n'êtes pas le seul) qui m'inquiète.

    Pierre.

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  4. Pierre : pas eu le temps de vous répondre depuis mardi, désolé.

    Vous accumulez des signaux sur les dysfonctionnements de sociétés capitalistes. Je ne prétends pas qu'ils n'existent pas ni qu'ils ne doivent pas nourrir les débats sur les réformes nécessaires ou sur les limites actuelles de nos réflexions. Au contraire, c'est ainsi que les choses évoluent depuis deux siècles. Vous-même, vous faites évoluer les choses à votre échelle en pointant ce qui vous semble insupportable.

    Mon problème est toujours le même : vous faites un portrait à charge en retenant les seuls signaux qui vous conviennent. En procédant de la sorte, vous ne parviendrez pas à convaincre vos interlocuteurs que vos interprétations sont les bonnes (sauf s’ils les partagent déjà, mais prêcher des convaincus ne mène pas à grand chose).

    Les émeutes de la faim depuis 2007-2008 sont un fait, la tendance à long terme de la malnutrition en est un autre (cf première discussion sur les chiffres de la FAO). Les dérives spéculatives sont un fait, les effets globaux des investissements financiers sur l’économie et les indicateurs de développement en sont un autre. Et ainsi de suite. Si vous livrez un diagnostic partiel doublé d’analyse simpliste, cela ne collera pas.

    Les critiques théoriques et pratiques du libéralisme économique m’ont toujours semblé assez convaincantes. L’équilibre général par efficience des marchés est une construction de l’esprit dont les conditions d’existence concrètes sont à peu près impossibles à réunir et dont beaucoup d’hypothèses sont très rudimentaires par rapport à la complexité du réel. Rationnellement, je n’ai pas de motif d’adhérer à ce discours et à ses prescriptions. (Ni bien sûr de verser dans l’excès inverse et de déduire que le marché n’est pas un outil intéressant pour une société humaine.) Mais cela n’a pas grand chose à voir avec ce que dit la critique écologiste. Elle est aussi problématique que le libéralisme si elle procède de la même manière (des hypothèses rudimentaires, des simplifications abusives, etc.).

    Je ne suis pas fataliste, et je ne sais pas ce que vous entendez par calculateur. Il me semble que si l’on commence à prescrire à autrui ce que serait son bien, la moindre des choses est de calculer un minimum les conséquences de ses prescriptions, et aussi de vérifier qu’autrui n’a pas une conception trop différente de ce qu’est le bien. On a un système (plein de défauts) qui a conduit à une diminution assez importante de la part relative des humains souffrant de la famine. Vous me dites (vous ou Rabhi ou d’autres) qu’il faut de toute urgence foutre en l’air ce système au profit d’un autre à inventer (car le système traditionnel prémoderne était incapable d’éviter le famines, la malnutrition, etc., un simple retour en arrière n’est pas l’horizon désirable et il faut bien inventer de novo un système durable pour 7 puis 8 puis 9 milliards d’humains). Concevez-vous que cette précipitation et cette radicalité de votre discours rendent méfiant ? Que les grands discours promettant le bonheur pour tous sont justement ce que l’on a appris à repousser à mesure que les systèmes de croyance idéologique (capitaliste, communiste, etc.) montraient leurs limites ou leurs échecs ?

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